Des sociétés constituées à l’étranger peuvent – durant leur vie sociale – décider volontairement de migrer1 vers un autre État qui peut être un État membre de l’Union européenne (UE) ou de l’Espace économique européen (EEE) ou un pays tiers.
Dans l’environnement actuel, les migrations de sociétés de l’étranger vers le Luxembourg ou du Luxembourg vers l’étranger sont ainsi relativement fréquentes.
Au regard du droit comptable luxembourgeois (régimes LUX GAAP et LUX GAAP-JV), ces migrations de sociétés vers le Luxembourg soulèvent un certain nombre de questions telles que celles de la continuité des valeurs comptables, de la durée du premier exercice suivant la migration, du retraitement des méthodes comptables lorsque toutes ne sont pas conformes au droit comptable luxembourgeois ou encore de la présentation des chiffres comparatifs de l’exercice précédent et de l’éventuelle adaptation dont ils doivent faire l’objet.
En l’absence de dispositions législatives ou de lignes directrices à caractère doctrinal, la CNC observe qu’une pratique assez hétérogène s’est développée au Luxembourg, certains considérant que la vie comptable de la société migrante ne commence qu’à son arrivée au Luxembourg tandis que d’autres estiment que – en présence d’une migration réalisée en continuité juridique – la vie comptable de la société telle qu’elle a débuté à l’étranger continue sans interruption au Luxembourg et ce malgré la migration de la société.
La thèse défendue par la CNC au sein du présent Q&A est celle d’une continuité comptable qui fait écho à la continuité juridique suivant laquelle est réalisée l’opération de migration.
Dans ce cadre, le présent Q&A se propose de répondre aux questions visées ci-après afin d’assister les sociétés dans la gestion des aspects comptables liés à une migration de société à destination du Luxembourg. A noter que – fidèle à son approche centrée sur le droit comptable – la CNC n’évoque pas dans le présent Q&A les nombreux autres aspects associés à une migration de société tels que ceux ayant trait au droit des sociétés ou au droit fiscal.
En l’état actuel du droit comptable luxembourgeois, il n’est pas requis des sociétés qui migrent vers le Luxembourg qu’elles déposent un bilan d’ouverture établi en date d’arrivée au Grand-Duché de Luxembourg.
Une telle situation active et passive est en revanche bien souvent requise dans le cadre de la tenue de l’acte notarié à l’arrivée au Luxembourg (p.ex. : contrôle de la situation financière, vérification du respect du capital social minimum) ou bien à des fins fiscales (p.ex. : bilan fiscal d’ouverture) ou encore à des fins administratives internes à la société (p.ex. : situation initiale du nouvel organe d’administration ou de gestion). Pour ce qui concerne le droit des sociétés, cette situation comptable doit être établie conformément au droit comptable luxembourgeois2.
Par contre, ce document n’est pas à déposer au RCS ni à publier au RESA.
Le Q&A CNC 22/026 (R) intitulé « Devise de tenue de comptabilité et d’établissement des comptes annuels en régimes LUX GAAP et LUX GAAP-JV » conclut qu’« il n’est pas imposé aux entreprises [de droit luxembourgeois] de tenir leur comptabilité et d’établir leurs comptes annuels dans une devise spécifique, par exemple l’euro en tant que monnaie ayant cours légal au Luxembourg ou encore suivant la devise dans laquelle leur capital social est libellé. Dans ce contexte, les entreprises disposent de la faculté de déterminer librement la devise dans laquelle est tenue leur comptabilité et sont présentés leurs comptes annuels (…) ». En pratique, il importe cependant que la devise choisie soit une devise pleinement convertible et librement utilisable et qu’elle soit émise ou garantie par une banque centrale ou par une autorité publique.
Sous réserve de ce qui précède, une société qui migre au Luxembourg n’a pas l’obligation de convertir sa comptabilité et ses comptes annuels en euros ou dans une autre devise telle que la devise de son capital social.
La migration de sociétés vers le Luxembourg se base sur le principe de continuité juridique3. Ainsi, la migration d’une société de droit étranger à destination du Luxembourg n’entraine pas sa dissolution, la société continuant d’exister en tant que personne morale malgré sa migration.
Cette continuité juridique s’accompagne en principe d’une continuité comptable. Ceci implique que la migration ne modifie en rien la situation patrimoniale de la société et que les actifs, passifs et éléments des capitaux propres ainsi que les charges et les produits de l’exercice en cours soient transférés dans la comptabilité tenue conformément au droit comptable luxembourgeois à la valeur à laquelle ils figuraient dans la comptabilité tenue en conformité avec le droit comptable étranger lors de la migration. Ce principe de continuité comptable connaît cependant des exceptions et nécessite des adaptations lorsque la société appliquait préalablement à sa migration des principes comptables ou des règles d’évaluation conformes au droit comptable étranger mais non conformes au droit comptable luxembourgeois (cf. : points 5.1 et 5.2).
La migration s’effectuant en continuités juridique et comptable, celle-ci n’a aucun effet sur la durée de l’exercice telle que prévue au sein des statuts. En conséquence, la vie comptable de la société continue et ce malgré la migration.
Dès lors, les premiers comptes annuels auxquels s’applique le droit comptable luxembourgeois sont les comptes annuels de l’exercice au cours duquel la migration a lieu. Lesdits comptes annuels portent sur l’exercice complet (p.ex. : année civile ou exercice divergent).
A compter de son arrivée au Luxembourg, le droit comptable luxembourgeois s’applique à la société, ce qui implique que la comptabilité soit tenue et que les comptes annuels soient établis suivant des principes généraux et des règles d’évaluation conformes au droit comptable luxembourgeois (régimes LUX GAAP ou LUX GAAPJV4). Dans l’hypothèse où la société recourait – préalablement à sa migration – à des règles d’évaluation non conformes au droit comptable luxembourgeois, se pose alors la question de la reprise de ses valeurs ou, le cas échéant, de leur retraitement. A cet égard, deux méthodes apparaissent possibles, à savoir la méthode préférentielle (point 5.1) et la méthode alternative (point 5.2).
A des fins illustratives est pris l’exemple de la société XYZ qui – en conformité avec le droit comptable et le droit des sociétés de sa juridiction de départ – avait procédé à l’évaluation à la juste valeur de ses parts dans des entreprises liées (variation de juste valeur de 25) et avait procédé – avant sa migration – à la distribution de 60% de la réserve de juste valeur correspondant à un montant de 15 (cf. : Fig. A).
Montants exprimés en milliers d’euros
Entreprise XYZ, SA
Bilan au 31.12.2022
Parts dans des entreprises liées | 75 | Capital social | 30 |
– coût d’achat:50 | Résultats reportés | 10(a) | |
variation de juste valeur:25 | Résultat de l’exercice | 15 | |
Total actif immobilisé | 75 | Total capitaux propres | 55 |
Créances clients | 10 | Dettes fournisseurs | 32 |
Avoirs en banque | 2 | ||
Total actif circulant | 12 | Total passifs-tiers | 32 |
Total du bilan | 87 | Total du bilan | 87 |
Fig. A
A noter que quelle que soit la méthode retenue (cf. : points 5.1 ou 5.2), l’organe d’administration ou de gestion devra considérer les éventuels retraitements liés aux problématiques fiscales d’impôts courants et d’impôts différés, problématiques qui ne sont pas couvertes au sein du présent Q&A et de ses exemples illustratifs.
La méthode préférentielle consiste à procéder au retraitement des valeurs comptables en conformité avec les principes généraux et les règles d’évaluation admises au Luxembourg (régimes LUX GAAP ou LUX GAAP-JV) comme si le droit comptable luxembourgeois s’était toujours appliqué à la société migrante.
A titre d’exemple, si la société procédait préalablement à sa migration à la réévaluation périodique de ses immobilisations corporelles5, il y aurait alors lieu de retraiter ces éléments afin de revenir à une évaluation conforme au droit comptable luxembourgeois, à savoir à une évaluation au coût historique – déduction faite, le cas échéant, de l’amortissement systématique – voire à une valeur inférieure en cas de dépréciation durable (art. 55 LRCS).
A noter que ces retraitements – qui concernent potentiellement plusieurs exercices clôturés au sein de la juridiction de départ – s’analysent comme des changements de méthodes comptables6 et font donc l’objet d’une comptabilisation intégrale au sein de l’exercice comptable courant7 (cf. : point 6 concernant les comparatifs).
Par ailleurs, il convient de relever que les éventuelles distributions qui auraient été opérées à l’étranger conformément au droit auquel était soumise la société avant sa migration au Luxembourg ne sont pas juridiquement remises en cause. Toutefois, ces opérations de distribution dans la juridiction de départ combinées aux retraitements – à l’arrivée au Luxembourg – des postes évalués suivant des méthodes non conformes aux principes comptables luxembourgeois, peuvent avoir pour effet de réduire significativement l’actif net de la société (cf. : Fig. B). Dans l’éventualité où l’actif net de la société se trouverait réduit à un montant inférieur au montant du capital social minimum, il y aurait alors lieu de procéder à une recapitalisation de la société migrante8.
Montants exprimés en milliers d’euros
Entreprise XYZ, SA
Bilan au 01.01.2023
Parts dans des entreprises liées | 50 | Capital social | 30 |
– coût d’achat:50 | Résultats reportés | -15(b) | |
Résultat de l’exercice | 15 | ||
Total actif immobilisé | 75 | Total capitaux propres | 30 |
Créances clients | 10 | Dettes fournisseurs | 32 |
Avoirs en banque | 2 | ||
Total actif circulant | 12 | Total passifs-tiers | 32 |
Total du bilan | 87 | Total du bilan | 87 |
Fig. B
La méthode alternative consiste à postuler que les valeurs comptables telles qu’incluses dans les derniers comptes annuels clôturés et approuvés au sein de la juridiction de départ (avant migration) sont en quelque sorte cristallisées et font, en conséquence, l’objet d’une reprise dans la balance d’ouverture des comptes annuels du premier exercice clôturé au Luxembourg sans nécessiter de retraitement de ces valeurs comptables (interprétation stricte du principe de continuité comptable).
Dans ce cadre, les valeurs comptables ainsi reprises s’analysent au Luxembourg comme constituant une nouvelle base comptable, à savoir comme un coût d’achat présumé (« deemed cost ») des postes concernés9.
En pratique, sont exclusivement visés les postes suivants ayant fait l’objet d’une réévaluation comptable en amont de la migration10 et en conformité avec les principes comptables généraux et les règles d’évaluation admis dans la juridiction de départ :
Toutefois, afin de concilier ce principe de cristallisation des réévaluations comptabilisées en amont de la migration avec le principe comptable de prudence qui s’applique en droit comptable luxembourgeois, il importe que lesdites réserves soient présentées au sein d’un poste de réserves non distribuables11 et ce jusqu’à la réalisation effective des actifs concernés (Cf. : Fig. C).
Montants exprimés en milliers d’euros
Entreprise XYZ, SA
Bilan au 01.01.2023
Parts dans des entreprises liées | 75 | Capital social | 30 |
– coût d’achat: 50 | Réserve liée à la juste valeur | 25(c) | |
–variation de juste valeur: 25 | Résultats reportés | -15(c) | |
Résultat de l’exercice | 15 | ||
Total actif immobilisé | 75 | Total capitaux propres | 55 |
Créances clients | 10 | Dettes fournisseurs | 32 |
Avoirs en banque | 2 | ||
Total actif circulant | 12 | Total passifs-tiers | 32 |
Total du bilan | 87 | Total du bilan | 87 |
Fig. C
La société doit présenter des chiffres comparatifs dans la mesure où elle existait déjà durant l’exercice précédant sa migration (continuités juridique et comptable) et que le droit comptable luxembourgeois – qui s’applique à elle à compter de ladite migration12 – requiert en application de l’article 29, paragraphe 2, première phrase LRCS que « chacun des postes du bilan et du compte de profits et pertes doit comporter l’indication du chiffre relatif au poste correspondant de l’exercice précédent ».
A noter cependant que ces chiffres comparatifs ne peuvent pas être retraités13 en application du principe d’intangibilité du bilan d’ouverture visé à l’article 51, paragraphe 1er, point f) LRCS14. Dès lors et dans l’éventualité où la société appliquait – préalablement à sa migration – des principes généraux ou des règles d’évaluation non conformes au droit comptable luxembourgeois, il conviendrait alors – en cas d’application de la méthode préférentielle visée au point 5.1.15 – d’analyser ces éléments comme des changements de méthodes comptables qui – suivant le Q&A CNC 21/024 (R)16 – feraient l’objet d’un retraitement durant l’exercice courant17 avec :
Cependant, afin de ne pas induire en erreur les utilisateurs, l’absence de comparabilité des chiffres comparatifs avec les chiffres de l’exercice courant devrait alors être signalée dans l’annexe et être dûment commentée conformément à l’article 29, paragraphe 2, deuxième phrase LRCS.
Les sociétés qui migrent sont soumises au droit comptable luxembourgeois à compter de leur arrivée au Luxembourg et ce pour l’ensemble de l’exercice courant même si celui-ci a débuté à l’étranger.
Dès lors et à moins que les sociétés qui migrent puissent bénéficier d’une dispense de PCN18 (p.ex. : société soumise à la surveillance prudentielle de la CSSF à l’exception des PSF de support) qui s’accompagne également d’une dispense de collecte standardisée sur la plate-forme eCDF, lesdites sociétés seront généralement soumises à PCN et à collecte eCDF dès leur arrivée au Luxembourg et ce pour l’exercice complet.
*
Avertissement
Les « questions / réponses » publiées par la Commission des normes comptables (CNC) :
Les organes d’administration ou de gestion des entreprises demeurent responsables conformément au droit commun de toute décision prise sur base du présent document.
1 Le droit des sociétés luxembourgeois s’applique à une société qui migre vers le Luxembourg à la condition qu’y soit transférée l’administration centrale de la société (art. 100-2, alinéa 3 LSC et art. 1300-2, 1er alinéa LSC).
2 A savoir, en régime LUX GAAP ou en régime LUX GAAP-JV, l’hypothèse de l’adoption du régime IFRS-UE par la société migrante n’étant pas envisagée au sein du présent Q&A.
3 Cf. : Affaire C-106/16 – Polbud – Wykonawstwo sp. z o.o. – Arrêt de la Cour (grande chambre) du 25 octobre 2017 : https://curia.europa.eu/juris/document/document.jsf?text=&docid=195941&pageIndex=0&doclang=FR&mode=lst&dir=&occ=first&part=1 &cid=2622084.
4 L’hypothèse de l’adoption du régime IFRS-UE par la société migrante n’est pas envisagée au sein du présent Q&A.
5 Par hypothèse, n’est pas visé ici le cas des immeubles de placement qui pourraient faire l’objet en régime LUX GAAP-JV d’une évaluation optionnelle à la juste valeur. Cf. : Q&A CNC 16/009 « Immeubles de placement en régimes LUX GAAP et LUX GAAP – JV : modèle du coût vs- modèle de la juste valeur ».
6 Cf. : Q&A CNC 21/024 (R) « Changement de méthodes comptables, de modes d’évaluation et d’estimations comptables en régimes LUX GAAP et LUX GAAP-JV ».
7 Soit le premier exercice comptable clôturé au Luxembourg même si celui-ci a débuté au sein de la juridiction de départ.
8 Sans préjudice de l’application d’autres dispositions relevant du droit des sociétés ou de la réglementation prudentielle.
9 N.B. : par hypothèse, sont visés ici des cas où les postes comptables de l’actif font l’objet en droit comptable luxembourgeois d’une évaluation sur base du prix d’acquisition ou du coût de revient. Il en irait différemment des postes comptables pouvant faire l’objet en droit comptable luxembourgeois d’une évaluation autre qu’au coût historique (p.ex. : juste valeur, mise en équivalence).
10 Il importe que ces réévaluations aient été pratiquées – au plus tard – au sein des derniers comptes annuels clôturés et approuvés dans la juridiction de départ et que lesdites réévaluations soient conformes aux principes généraux et aux méthodes comptables prévus par le droit comptable de la juridiction de départ.
11 Pour les sociétés auxquelles s’applique le droit comptable commun et plus spécifiquement l’article 72ter LRCS sur le caractère non distribuable des réserves non réalisées.
12 Sous réserve que cette migration s’accompagne du transfert de l’administration centrale de la société (art. 100-2, alinéa 3 LSC et art. 1300-2, 1er alinéa LSC).
13 Hormis des reclassifications de poste à poste sans effet sur le total des capitaux propres et sur le montant du résultat net.
14 L’article 51, paragraphe 1er, point f) LRCS dispose que : « Le bilan d’ouverture d’un exercice doit correspondre au bilan de clôture de l’exercice précédent ».
15 A savoir, en cas de retraitement des postes évalués suivant des méthodes non conformes aux principes comptables luxembourgeois.
16 Q&A CNC 21/024 (R) « Changement de méthodes comptables, de modes d’évaluation et d’estimations comptables en régimes LUX GAAP et LUX GAAP-JV »
17 A savoir, durant l’exercice au cours duquel la société migre au Luxembourg et au cours duquel le droit comptable luxembourgeois s’applique à elle pour la première fois.
18 Pour un aperçu complet des dispenses de PCN, se référer à l’article 13, 5ème alinéa du Code de commerce ainsi qu’à l’article 75 LRCS.